Etienne Douat : « La multiplication des dispositifs d’aide depuis 20 ans n’a pas fait baisser les inégalités scolaires »

A la demande de la Fédération des comités de parents d’élèves (FCPE), Etienne Douat a réalisé une analyse critique des devoirs à la maison. Ce sociologue, spécialiste de l’éducation à l’université de Poitiers, assure que les devoirs accentuent les inégalités scolaires. Et que le nouveau dispositif « Devoirs faits » ne s’attaque pas au fond du problème.

Romain Mudrak

Le7.info

Vous défendez l’idée que les devoirs à la maison accroissent les inégalités scolaires. L’école devrait être « son propre recours ». Avec le dispositif « Devoirs faits », les devoirs seront effectués au collège. Est-ce la bonne solution ?
« Le nom du dispositif est alléchant. Il a le mérite de remettre sur la table un sujet aussi quotidien que constamment refoulé ces dernières décennies. Mais qui va s’en charger ? Dans le contexte actuel, il me semble assez problématique de demander aux enseignants du volontariat. Ils en font déjà beaucoup ! Leur rémunération est quasiment gelée depuis 2010, les plus jeunes sont envoyés en région parisienne avec des publics souvent « difficiles ». Ils doivent par ailleurs bouger à l’autre bout de la France, loin de leur famille, se débrouiller pour trouver un appartement… C’est déjà tout cela la bonne volonté des enseignants. Ce sont donc très vraisemblablement les conseillers principaux d’éducation (CPE), leurs assistants et les services civiques qui s’y colleront. Est-on bien sûr que l’articulation se fera avec les enseignants, vu l’état des troupes et leurs conditions de travail ? Prendront-ils le temps, par exemple, de faire le point régulièrement sur les difficultés précises de leurs élèves pris en charge par le dispositif ? J’ai de gros doutes sur la possibilité d’une telle coopération entre tous les acteurs éducatifs (profs, CPE, services civiques...) autour d’une réflexion et d’une action en faveur des élèves les plus en difficulté… »

Fallait-il vraiment proposer ce dispositif sur le principe du volontariat ?
« Difficile de critiquer un principe a priori sympathique. Mais aussi bien du côté des enseignants que des élèves, on sait bien que ce n’est jamais aussi simple. Quand on compte sur la seule bonne volonté individuelle, les vieilles logiques inégalitaires se réactivent. Les élèves et leur famille qui auront les ressources pour se mobiliser et se rapprocher des profs au bon moment le feront, les autres non. Il y a fort à parier pour qu’on retrouve dans ce genre de dispositif une partie seulement des classes populaires, celles qui maîtrisent un minimum les codes scolaires. Quant aux parents de classes moyennes, ils continueront pour beaucoup à faire les devoirs à la maison, à la fois pour apparaître  comme de « bons partenaires » de l’école et pour maximiser leur chance de faire sortir gagnant leur enfant d’une compétition scolaire de plus en plus forte. Par ailleurs, le gouvernement s’attaque au collège, alors que c’est au primaire que se nouent les inégalités. Il fallait à mon avis mener de front les deux. La confusion historique autour de la légitimité des devoirs risque ainsi de se renforcer. On continue à en donner en primaire, malgré les interdictions. On familiarise donc les parents à cette obligation de travail hors l’école. Puis on leur dit au collège que c’est terminé. C’est une approche globale qu’il faut repenser. »

« Faire confiance aux familles »

Les dispositifs d’aide se succèdent mais les difficultés persistent. Comment l’expliquez-vous ?

« Le niveau d’inégalités scolaires par rapport aux origines sociales des élèves en France est le plus élevé des pays de l’OCDE. Et il faut bien le reconnaître, la multiplication des dispositifs d’aide depuis vingt ans n’a pas fait baisser ces inégalités scolaires. La scolarisation de masse est maintenant largement acquise. Le temps passé à l’école a été multiplié par trois en un siècle. Le niveau général de formation, à bien des égards, a augmenté. Mais ces vagues successives de massification n’ont pas rimé avec une démocratisation scolaire. Dans les filières générales, on retrouve encore largement une majorité d’enfants issus des classes favorisées. Tandis que les milieux populaires sont surreprésentés dans les voies technologiques et professionnelles. L’orientation vers l’apprentissage, régulièrement valorisée dans des campagnes d’affichage, reste dans les faits synonyme d’échec scolaire. C’est l’une des violences symboliques les plus importantes qui est faite aux classes populaires. Les voies de ce qu’on appelle la réussite restent étroites et très marquées socialement. La question de la lutte contre les inégalités scolaires et sociales est plus que jamais d’actualité. Et « l’exclusion de l’intérieur » comme disait Bourdieu, les parcours de relégation dans le système désormais largement unifié sont massifs et, malheureusement, assez prévisibles dans certaines espaces scolaires.

Dans l’ensemble, tous les gamins sont évalués de manière identique sans tenir compte de leurs conditions objectives d’existence et de leur rapport à la socialisation scolaire. Dire a priori que tout le monde a les mêmes chances semble sympathique… mais c’est très hypocrite. La base, c’est l’inégalité. L’égalité reste à construire. Avec « Devoirs faits », me semble t-il, on refoule un peu vite la plupart des questions complexes liées  au processus de fabrique de la difficulté dans les apprentissages et au caractère très particulier de la socialisation scolaire (apprendre dans un lieu clos, selon des règles, un emploi du temps et du corps spécifiques...) 
»

Dans votre analyse, vous dites que les devoirs ne laissent pas la place à la construction d’autre chose entre parents et enfants. Par quoi devrions-nous les remplacer ?
« Je comprends qu’un temps d’étude soit important en fin de journée. Mais pourquoi ne pas intégrer ce temps à la classe ? La vie quotidienne devient une course aux savoirs utiles, scolairement parlant. Or, en disant aux parents que l’Ecole organise la réussite de tous les élèves avec ses propres moyens, on les dégagerait de la pression scolaire qui fait que la réussite de leurs enfants dépend de leur mobilisation.

A partir de là, les familles pourraient se concentrer sur d’autres relations : discussions, loisirs, regarder un film, se balader, faire du sport ensemble… On valorise la famille, mais on ne lui fait pas confiance. Les politiques ont une hantise du temps libre comme si, dans les classes populaires, cela signifiait forcément regarder la télé, traîner, boire de l’alcool, fumer du shit… On est allé assez loin me semble t-il dans le contrôle des rythmes familiaux. De septembre à juin, les familles se retrouvent au garde-à-vous scolaire. Mais pour que les familles profitent de temps libres, il faudrait qu’elles bénéficient de bonnes conditions de vie. Et cela dépasse le sujet de l’Ecole
. »

Photo : Etienne Douat

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